Séminaire 2017–2018
Anthropologie sociale en Inde et Asie du Sud
Jean-Claude Galey et Francis Zimmermann
Souhaitant répartir équitablement entre les grands domaines de la vie sociale les questions d’anthropologie indienne que nous étudions, nous avons abordé succesivement quatre domaines: le genre et l’anthropologie féministe, l’écologie et l’anthropologie de l’environnement, les épopées et les arts de la parole, enfin l’anthropologie politique.
Le point de départ de notre réflexion sur les approches féministes en anthropologie était l’article classique de Michelle Rosaldo (dans Signs 5.3, 1980), qui présentait la domination masculine comme l’un des universaux de la culture. L'asymétrie entre les hommes et les femmes était pour Rosaldo le produit d’une distinction sociale entre la sphère publique masculine et la sphère domestique féminine. Gloria Raheja et Ann Gold dans Listen to the Heron’s Words (Berkeley, 1994) ont mis en question la validité de cette distinction en Inde et en Asie du sud, où pourtant des sanskritistes, des psychanalystes et certains anthropologues la retrouvent sous une forme intériorisée dans l'image clivée de la femme, maternelle dans l'espace privé mais séductrice dans l'espace public. L'image clivée opposant le dangereux pouvoir de séduction des femmes comme amantes à leur pouvoir sacré de donner naissance à des fils et de les allaiter, exprime le point de vue masculin sur les femmes formulé dans les textes sanskrits. Prenant le contrepied de cette idée reçue, Raheja et Gold réhabilitent la poésie orale et les récits chantés par des femmes. Raheja étudie des chants pour danser entre femmes, lors d’un mariage ou lors des fêtes de Holi et Tij, où les femmes montrent leur pouvoir de dérégler et subvertir les liens du mari à ses consanguins. Pour faire contrepoint à notre lecture de Raheja et Gold qui s’inspiraient explicitement de l’œuvre de Attipat K. Ramanujan (1929-1993), Jean-Claude Galey consacra deux séminaires à la question du Genre chez Ramanujan et présenta en particulier deux essais séminaux, Women’s Tales (1991) et The Indian Œdipus (1983). Les contes féminins (women's tales) sont l'histoire d'une femme que raconte une femme qui parle à des femmes. Dans ces contes, les femmes ordinairement soumises aux hommes se réunissent entre elles, prennent des décisions et peuvent faire plier les hommes. Ramanujan recueillit aussi des récits illustrant le triangle œdipien dans lesquelles on retrouve ces traits saillants : une prophétie (un sort est jeté), un fluide corporel fécondant, une berceuse dont les paroles déconstruisent la généalogie naturelle en signalant l'inceste et le télescopage des générations, et le dénouement dans lequel la femme maudite se suicide ou se fait renonçante. Dans les tragédies grecques illustrant le complexe d'Œdipe, le point de vue était masculin, c'est un homme qui était maudit, il y avait des parricides. Dans les contes et légendes indiennes, le point de vue est féminin, c'est une femme qui est maudite, et c'est le père qui fait violence à son fils.
Nous serons plus brefs sur les séminaires consacrés aux autres domaines de la vie sociale abordés cette année, et d’abord l’écologie radicale, qui s’est développée en Inde à partir du mouvement fondateur du Chipko andolan né en 1973 dans l’Himalaya : les femmes du village tenaient les arbres « embrassés » (chipko) pour empêcher les bûcherons de les abattre. Remettant à plus tard l’étude d’autres questions importantes en ce domaine, comme celle de la gestion de l’eau (pluies et réservoirs, rivières et barrages), nous nous sommes limités cette année au dossier le plus emblématique de l’anthropologie de l’environnement en Inde : la disparition des forêts et la survivance de bosquets d’arbres protégés par la tradition religieuse locale. Le bois sacré en Inde aujourd'hui est une parcelle de jardin ou de forêt consacrée à l'usage exclusif de divinités particulières. Les écologistes ont pris coutume de les présenter comme des parcelles de forêt primitive qui auraient été préservées pour des raisons religieuses. Nous avons confronté cette idée reçue aux connaissances actuelles en anthropologie sur les droits indigènes d'accès aux ressources naturelles dans leur environnement immédiat.
Une grande question d’anthropologie indienne s’imposait à nous ensuite à la frontière des arts de la parole et du champ politique. Les deux épopées sanskrites de rayonnement international ne vivent dans l'Inde contemporaine qu'en concurrence avec des épopées locales et d'autres arts vivants (marionnettes, conteurs ambulants, etc.) racontant l'histoire des personnages épiques. Le Rāmāyaṇa, présenté par Francis Zimmermann, et le Mahābhārata, présenté par Jean-Claude Galey, font contraste tant dans leur mode de diffusion géopolitique que dans les formes de leur récitation. Nous avons comparé leurs enjeux cosmopolitiques et leurs enseignements sur la naissance et la mort, les liens de parenté et l'attachement des humains à la terre habitée, explorée ou conquise. En fin d’année, Jean-Claude Galey jeta les bases d’une prochaine reprise du domaine de l’anthropologie politique en opérant une distinction fondamentale entre le politique, mot désignant le champ social des institutions et des pratiques politiques, la politique qui est la variété moderne sous laquelle se présente le politique sur la scène contemporaine en Inde depuis l'Indépendance (1947), et les polities qui sont les différentes formes que revêt le politique dans différentes cultures à différentes époques.